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La Suisse est considérée comme étant un pays “crypto-friendly“, ce qui a conduit de nombreux projets de blockchain de renommée mondiale à choisir la Suisse comme base de leurs activités. La tokenisation des actifs, c’est-à-dire la titrisation numérique et la reproduction au moyen d’une identification numérique (appelée jeton ou “token”), y joue un rôle essentiel. Le Forum économique mondial estime dans différentes études qu’environ 10% du produit intérieur brut mondial sera négociable sous forme tokenisée d’ici à 2027.
La question de la tokenisation de biens immobiliers est régulièrement abordée dans ce contexte. En 2020, dans le cadre de la vente d’un immeuble de la Bahnhofstrasse à Zurich, le prix d’achat d’un montant de CHF 130 millions a été payé en grande partie en jetons BrickMark (BMT) de l’acquéreur, à savoir la société d’investissement Brickmark Group AG.
Dans ce contexte de progression de la blockchain se pose inévitablement la question de l’avancée réelle de la Suisse en la matière et celle des obstacles qui restent encore à surmonter.
Réalité ou utopie ?
Il convient tout d’abord de clarifier un point. En Suisse, la propriété d’un bien immobilier ne peut pas être proposée sous forme de jeton pour être transférée au moyen de celui-ci. Selon les dispositions pertinentes du Code civil, le propriétaire d’un immeuble est celui qui ressort de l’inscription au registre foncier. Aucun transfert de propriété en dehors de ce registre n’est dès lors possible.
En conséquence, il convient de distinguer clairement la possibilité de tokenisation de la propriété foncière directe de celle portant sur des investissements immobiliers indirects, comme cela a été le cas dans la transaction de Brickmark Group AG susmentionnée.
La tokenisation de l’investissement immobilier direct est-elle possible ?
Le souhait de nombreux passionnés de la blockchain est de créer un marché immobilier sur la blockchain qui offrirait à toutes les personnes intéressées la possibilité d’y participer, même avec un petit budget. Les arguments avancés sont les suivants : l’efficience en termes financiers et temporels, une plus grande liquidité, une plus grande transparence et une plus grande sécurité.
L’avantage de la tokenisation de l’immobilier réside tout d’abord dans une plus grande efficience financière et temporelle du transfert de propriété, qui pourrait alors se faire par simple transfert du jeton d’un propriétaire à un autre sur la blockchain. Ceci est indéniable et malgré tous les efforts déployés jusqu’à présent (on peut citer à titre d’exemple l’introduction de la cédule hypothécaire de registre), le transfert de propriété selon les règles du droit actuel reste effectivement lourd et coûteux.
Une tokenisation permet en outre de diviser à l’envi une valeur en petites unités, ce qui simplifierait le crowdfunding et faciliterait également le transfert des différentes parts.
Bien que le nom des détenteurs de jetons ne soit pas divulgué publiquement sur la blockchain, l’adresse publique du portefeuille peut être consultée. Ainsi, l’utilisation de la blockchain pourrait, par exemple, permettre à des acheteurs intéressés de contacter les propriétaires actuels d’un bien-fonds avec un minimum d’efforts. Cela conduirait également à un marché plus liquide, où acheteurs et vendeurs peuvent se retrouver.
Il existe cependant encore quelques obstacles à surmonter pour parvenir à une telle réalité, en raison notamment de la rareté des biens immobiliers. En Suisse, l’ouverture du marché immobilier au crowdfunding risquerait d’entraîner une nouvelle hausse des prix. Or, de telles évolutions haussières ont tendance de mettre le feu aux poudres sur le plan politique.
La tokenisation de l’immobilier deviendrait en outre particulièrement critique si elle s’accompagnait d’un accès généralisé au marché pour les étrangers. Sans abrogation de la Lex Koller (ou LFAIE), la tokenisation de l’investissement immobilier direct en Suisse n’apparaî pas réaliste. Chez les partisans de la Lex Koller, la crainte de voir la protection des citoyens helvétiques contournée par le relatif anonymat de la blockchain est trop grande. Par conséquent, tant et si longtemps que la Lex Koller ne sera pas abrogée (ce qui semble à ce jour peu probable, même indépendamment des discussions liées à la tokenisazion), l’idée d’un marché immobilier suisse géré sur une blockchain publique ne restera vraisemblablement qu’un pur mirage.
Même si la question de la Lex Koller pouvait être résolue, il faudrait tout de même repenser fondamentalement le système actuel dans différents domaines pour que le crowdfunding via la blockchain soit possible :
- Comment les impôts sur les gains immobiliers seraient-ils désormais perçus ?
- Comment la copropriété devrait-elle être conçue pour permettre le crowdfunding dans un cadre anonyme, étant donné que la loi actuelle exige la participation de chaque détenteur de jeton lors d’un transfert ?
- Comment les responsabilités découlant du droit de voisinage, du propriétaire d’ouvrage ou des obligations d’entretien pourraient-elles être mises en œuvre ?
Au regard de ces questions ouvertes qui nécessitent d’être résolues et des débats politiques toujours brûlants autour de la propriété foncière, une tokenisation de la propriété foncière directe apparaît exclue en Suisse, même sur le long terme. En revanche, il est tout à fait envisageable que les offices du registre foncier puissent occasionnellement traiter certains immeubles sur une blockchain privée afin de simplifier certaines opérations.
Tokenisation de l’investissement immobilier indirect
A contrario, la tokenisation de l’investissement immobilier indirect est aujourd’hui déjà une pratique courante. Il existe diverses façons de transférer des droits économiques relatifs à des immeubles sans que la propriété de ceux-ci soit transférée en tant que telle. Cela vaut aussi bien pour les modèles traditionnels d’investissements immobiliers indirects que dans le monde de la blockchain. Ainsi, un immeuble peut être acquis par une société immobilière et les investisseurs peuvent participer à la société immobilière en tant que bailleurs de fonds étrangers au moyen d’emprunts ou en tant que bailleurs de fonds propres au moyen d’actions ou de bons de participation (BP). Ces emprunts, actions et BP représentent des valeurs mobilières qui peuvent sans autre être tokenisées, et ce notamment depuis l’introduction de la législation sur la DLT, conformément aux dispositions des articles 973d et suivants du CO. De même, toutes les autres formes d’investissements immobiliers indirects, comme p.ex. les fonds, peuvent émettre leurs parts sous forme de jeton. Une telle émission est soumise à l’obligation d’établir un prospectus, comme c’est le cas pour l’émission traditionnelle des papiers-valeurs, des droits-valeurs ou des titres intermédiés. La Lex Koller doit bien évidemment aussi être respectée lors d’investissements immobiliers indirects, lorsque la tokenisation porte sur des immeubles d’habitation.
Par ailleurs, les droits d’usufruit sur les immeubles peuvent également être tokenisés. Il existe par exemple un jeton Finka, émis par une société zougoise, qui confère des droits sur les revenus de fermes bovines en Bolivie.
Avantages propres à la tokenisation de l’investissement immobilier indirect
Contrairement au financement traditionnel, la tokenisation pourrait se faire sur des immeubles individuels du portefeuille d’une société d’investissement immobilier. Les investisseurs pourraient ainsi sélectionner dans le portefeuille les objets pour lesquels ils voient le plus grand potentiel. Ce n’est alors plus la valeur nette des actifs du véhicule de placement qui serait déterminante, mais la valeur nette des actifs après déduction des frais généraux dudit véhicule par immeuble. A la clé, des modèles d’affaire intéressants jusqu’à présent inexploités.
L’aspect passionnant de la tokenisation de l’immobilier, y compris sous forme d’investissement immobilier indirect, est la possibilité d’octroyer des droits supplémentaires au détenteur de jetons. Il est ainsi possible d’accorder à un bailleur de fonds un droit de participation limité aux questions importantes, en reproduisant le processus de vote prévu dans les Smart Contracts. Une autre idée serait par exemple d’accorder au détenteur d’un jeton une nuit gratuite dans l’hôtel qu’il a cofinancé une fois par an, en lui offrant un jeton supplémentaire dont la validité serait limitée. Tout est imaginable ! Pour cela, il n’est même pas nécessaire de connaître le nom du détenteur du jeton, l’adresse du portefeuille dans lequel le jeton d’investissement est conservé étant visible sur la blockchain. Ainsi, un jeton supplémentaire (voucher) pourrait être généré et envoyé à la même adresse sans engendrer des frais importants. Ces fonctionnalités étendues sont des aspects qui seront certainement importants pour les nouvelles générations d’investisseurs qui grandissent avec la blockchain. Les questions de gouvernance, notamment, préoccupent les plus jeunes et peuvent être prises en compte dans la tokenisation. L’on peut penser notamment aux questions concernant l’ampleur d’un assainissement énergétique ou d’une renonciation à une augmentation de loyer qui réduirait le rendement de l’immeuble.
Les jetons peuvent en outre être détenus directement dans les portefeuilles des investisseurs. Un transfert de jetons entre acheteur et vendeur peut se faire hors bourse et sans intermédiaire, ce qui permet de réduire les coûts.
La tokenisation de l’investissement immobilier indirect requiert toutefois également une grande maîtrise des points de détail. Il est difficile de revenir sur ce qui a été promis par le passé ou programmé dans un Smart Contract. Dans le cas d’investissements immobiliers, les bénéfices ne peuvent pas être distribués dans leur intégralité, car des réserves doivent être constituées pour les travaux d’entretien ainsi que pour les rénovations futures. Ces difficultés d’anticipation ont déjà fait échouer plusieurs projets immobiliers basés sur la blockchain.
De même, il faut tenir compte de l’intérêt que pourraient avoir certains investisseurs à se retirer. Ce qui constituait encore un gros problème il y a un an est devenu plus simple grâce à l’introduction de bourses des crypto-actifs. Ainsi, la SIX Digital Exchange (SDX) a récemment été autorisée par la FINMA. Il existe d’ailleurs également une place de marché réglementée pour les actifs numériques, à savoir la TDX de la fintech genevoise Taurus.
Conclusion
Alors que la tokenisation de l’investissement immobilier direct ne deviendra sans doute pas une réalité avant longtemps, pour des raisons pratiques mais aussi en raison de l’opposition politique à la-quelle elle devrait se heurter, la tokenisation de l’investissement immobilier indirect est quant à elle déjà mise en œuvre aujourd’hui. Celle-ci a le mérite d’offrir un nouvel éventail de possibilités, qui attire notamment les jeunes investisseurs. C’est dans ce domaine que les offres d’investissement alternatives se développeront dans les années à venir.