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Il arrive de plus en plus souvent que des acteurs publics créent des véhicules de financement dédiés dans le cadre de grands projets immobiliers, notamment lorsqu’il s’agit de construire de nouvelles infrastructures. Comment ces véhicules sont-ils traités du point de vue du droit des marchés publics ? Au vu de l’importance des contraintes imposées par cette règlementation, il est essentiel de pouvoir déterminer si un tel véhicule y sera assujetti ou non. L’article ci-dessous propose une synthèse des différents critères à prendre en compte dans le cadre de cette analyse.
I. Introduction
Au cours de ces dernières années, nous avons pu assister à une modification importante du champ d’activités des pouvoirs publics, notamment en raison des processus de libéralisation qui ont touché certains secteurs dans lesquels ils opéraient jusqu’alors en qualité de fournisseurs historiques et du fait qu’ils se trouvent de plus en plus souvent confrontés à des projets de grande ampleur. Il en résulte que la notion même de tâche publique est en constante mutation, ceci afin de tenir compte de l’évolution des besoins de la société et de celle de la palette de produits et services offerts par les entreprises privées.
Par ailleurs, il est de plus en plus fréquent de voir certains pouvoirs publics intervenir sur des marchés dans lesquels opèrent des acteurs privés, respectivement offrir des prestations en concurrence avec ceux-ci. Cela est notamment le cas dans les domaines de la fourniture d’énergie et des télécommunications.
Du point de vue des pouvoirs publics, les règles sur les marchés publics peuvent être perçues, d’une part, comme compliquant des situations qui le sont déjà suffisamment et, d’autre part, comme faisant obstacle, dans certains domaines, à une concurrence entre pouvoirs publics et acteurs privés.
Dans ce contexte, les pouvoirs publics se sont mis à rechercher des moyens leur permettant de réaliser certains de leurs projets importants sans être contraints de se soumettre aux exigences légales et réglementaires applicables en matière de marchés publics. Parmi les solutions envisagées, l’on trouve notamment le recours à un véhicule de financement créé spécifiquement en vue de la réalisation d’un projet déterminé, respectivement de la fourniture de prestations déterminées.
II. Notion
La notion de marchés publics est définie par la jurisprudence et par la doctrine comme l’ensemble des contrats (de droit privé) passés par les pouvoirs publics avec des soumissionnaires (privés) portant sur l’acquisition de fournitures, de constructions ou de Services [1]. Il y a donc marché public lorsque la collectivité publique, qui intervient sur le marché libre en tant que demandeur, acquiert auprès d’entreprises privées, moyennant le paiement d’un prix, les moyens nécessaires dont elle a besoin pour exécuter ses tâches publiques [2]. En revanche, lorsque la collectivité publique intervient en tant qu’offreur de prestations la problématique des marchés publics ne se pose pas.
III. Les sources du droit des marchés publics
Les sources du droit des marchés publics sont à la fois multiples et enchevêtrées. Ainsi, on en trouve aux niveaux international, fédéral, intercantonal et cantonal.
Sur le plan international, on mentionnera principalement l’Accord sur les marchés publics du 15 avril 1994 et l’Accord entre la Confédération suisse et la Communauté européenne sur certains aspects relatifs aux marchés publics du 21 juin 1999. Ces textes imposent le respect de règles minimales pour les marchés dépassant des seuils déterminés.
Au niveau du droit fédéral, la Loi fédérale sur le marché intérieur (LMI) pose le principe de non-discrimination des offreurs externes quant à l’accès au marché et précise que les règles cantonales et intercantonales qui régissent les marchés publics cantonaux et communaux ne doivent pas violer ce principe (art. 5 al. 1 LMI). Pour sa part, la Loi fédérale sur les marchés publics (LMP) règle les marchés publics passés par des entités fédérales, en mettant en œuvre les principes des accords internationaux.
Enfin, au niveau cantonal, la mise en œuvre des accords internationaux s’est faite à travers une convention intercantonale, l’Accord intercantonal sur les marchés publics (AIMP), qui est elle-même complétée par des lois ou règlements cantonaux ou communaux.
IV. Assujettissement aux règles sur les marchés publics
Le fait qu’un acteur soit assujetti ou non aux règles sur les marchés publics n’est pas sans conséquences. En effet, selon les circonstances, un assujettissement peut notamment avoir pour effet de le confronter à une procédure d’adjudication plus longue et plus complexe que celle à laquelle un acteur privé ferait face, et de l’exposer à un risque important de recours (empêchant l’obtention de la prestation attendue). Pour autant, cette procédure ne lui permettra pas nécessairement d’obtenir des prix plus favorables.
De manière générale, le droit suisse prévoit deux types d’assujettissement, à savoir, d’une part (a) un assujettissement dépendant de la qualité même de l’entité adjudicatrice (assujettissement ratione personae ou champ d’application subjectif) et, d’autre part, (b) un assujettissement basé sur les modalités de financement du marché concerné, indépendamment de la qualité de l’entité adjudicatrice. S’agissant du second type d’assujettissement, on parle de projet subventionné. Ainsi, les pouvoirs publics peuvent être assujettis à deux égards. Il est donc nécessaire de procéder, dans chaque cas d’espèce, à une analyse en deux temps, afin de déterminer si le pouvoir public, respectivement son projet sont assujettis aux règles sur les marchés publics.
a) Assujettissement ratione personae
L’art. 8 al 1 AIMP et les dispositions de droit cantonal contiennent une énumération des pouvoir publics assujettis ratione personae aux règles sur les marchés publics. Ainsi, sont notamment assujettis, les cantons, les communes, de même que les autres collectivités de droit public cantonal ou communal assumant des tâches cantonales ou communales, dans la mesure où elles n’ont pas un caractère commercial ou industriel.
La notion d'”autres collectivités assumant des tâches cantonales ou communales” implique la réalisation de trois conditions cumulatives. Ainsi, la collectivité concernée doit avoir (i) la personnalité juridique; (ii) été créée spécifiquement pour satisfaire des besoins d’intérêt général ayant un caractère autre qu’industriel ou commercial; (iii) une dépendance étroite envers la collectivité, qui se manifeste soit par un financement majoritaire émanant de celle-ci, soit par le fait que la collectivité exerce un contrôle sur la gestion de l’entité, soit encore par le fait que l’organe d’administration, de direction ou de surveillance de l’entité est composé de membres dont plus de la moitié est désignée par la collectivité publique [3].
En l’occurrence, dans le contexte de la création d’un véhicule d’investissement, le critère de la personnalité juridique sera dans une très large majorité des cas donné, puisque les pouvoirs publics opteront généralement pour l’une ou l’autre forme de société prévue par le Code suisse des obligations (CO), ce qui implique que le véhicule devra être inscrit au Registre du commerce et partant doté d’une personnalité juridique propre.
Pour que la condition de la satisfaction d’un besoin d’intérêt général soit réalisée, l’entité doit exercer une activité qui bénéficie directement à la société dans son intérêt collectif, étant précisé qu’il peut s’agir d’un organisme de droit privé, y compris d’une société anonyme ou d’une société à responsabilité limitée, pour autant qu’il réalise les trois conditions susmentionnées. En effet, par tâche publique, on entend une activité présentant un intérêt public qualifié, suffisamment important pour que l’Etat en assume la responsabilité, quand bien même il en déléguerait l’exécution à un tiers [4]. Elle doit en outre être distinguée d’autres activités qui présentent un intérêt public d’importance réduite, ne justifiant pas que les pouvoirs publics en assument la charge, et qui doivent être qualifiées de tâches d’utilité publique.
Comme exemples historiques d’organismes de droit privé s’étant vu confier des tâches d’intérêt public, l’on peut citer Skyguide, les caisses maladie privées ou les sociétés de transport publics.
La jurisprudence tant fédérale que cantonale a récemment eu l’occasion de préciser la notion de tâche publique dans différents cas de figure. Ainsi, le Tribunal fédéral a considéré qu’une société lausannoise de traitement des déchets urbains, intégralement détenue par des sociétés anonymes, elles-mêmes en mains de pouvoirs publics était soumise aux règles sur les marchés publics s’agissant du choix de l’entreprise qui fournit les sacs poubelles taxés [5]. En revanche, le Tribunal administratif du canton de Fribourg a considéré qu’une société anonyme très majoritairement détenue par des pouvoirs publics et assujettie aux règles sur les marchés publics dans certains de ses domaines d’activité, n’était pas assujettie aux marchés publics dans le cadre d’un projet de création d’un réseau du chauffage à distance, en l’occurrence sur le territoire d’une commune vaudoise [6]. Son homologue zurichois a pour sa part considéré que le mandat relatif à la construction et l’exploitation d’un système public de location de vélos n’est pas soumis au droit des marchés publics [7].
Dans le cadre de l’examen de l’assujettissement ratione personae d’un véhicule d’investissement créé par un ou plusieurs pouvoirs publics, le critère déterminant est généralement celui de l’accomplissement d’une tâche publique, notion dont nous avons vu qu’elle ne cesse d’évoluer au fil du temps. A cet égard, le but statutaire du véhicule pourra, dans une certaine mesure, servir de critère d’appréciation. Les pouvoirs publics devront donc prêter une attention toute particulière à la formulation du but social de l’entité à constituer.
Enfin, le critère du rapport de dépendance vis-à-vis des pouvoirs publics sera généralement donné lorsque le véhicule d’investissement est majoritairement détenu par des pouvoirs publics et/ou lorsque ses organes dirigeants sont majoritairement composés de représentants des pouvoirs publics.
b) Projets subventionnés
L’assujettissement basé sur le critère du projet subventionné est régi par les l’art. 8 al. 2 let b AIMP et par les dispositions cantonales en la matière. Ces dispositions prévoient que les projets et prestations qui sont subventionnés à plus de 50 % du coût total par des fonds publics (ex: fonds provenant de cantons, communes et/ou d’associations intercommunales ou d’autres collectivités) sont soumis au respect des règles sur les marchés publics.
La notion de subvention est une notion relativement large puisqu’elle couvre toute contribution étatique fournie sans contrepartie ou sans contrepartie équivalente, en particulier des prestations en nature.
Le régime du projet subventionné vise notamment à empêcher qu’une entité soumise au droit des marchés publics ne confie une activité à un organisme tiers, non soumis, tout en exerçant une influence décisive, par le biais de la subvention, sur le choix des prestataires intervenant dans le projet subventionné.
Afin de déterminer si le régime du projet subventionné est applicable à un cas donné, il convient de vérifier le financement de l’enveloppe globale du projet. Ainsi, si plus de 50 % de l’enveloppe globale du projet proviennent de fonds publics, l’ensemble des prestations (mêmes celles qui ne bénéficient d’aucune aide publique directe) nécessaires à sa réalisation doit faire l’objet d’appels d’offres publics, pour autant que les valeurs seuils prévues par le droit cantonal soient atteintes [8]. Seul le financement direct du projet doit être pris en considération. Par conséquent, l’existence d’une participation publique de plus de 50 % au capital d’une entité privée n’est pas déterminante à cet égard. Ainsi, s’agissant par exemple d’un projet destiné à être réalisé par une société anonyme, ce n’est pas la composition de son capital-actions ni la provenance des fonds le composant qui doivent être pris en considération. Seule l’origine des fonds destinés à servir au financement du projet à réaliser sont déterminants.
Dans ce contexte, les pouvoirs publics qui entendent voir le véhicule de financement qu’ils ont créé échapper aux règles sur les marchés publics, à l’occasion d’un projet déterminé, devront prêter une attention accrue au mode de financement dudit projet et pourront se voir contraints de devoir privilégier des capitaux privés (notamment par le biais d’un PPP [9]) plutôt que de recourir à des fonds publics afin d’éviter un assujettissement.
V. Conclusion
La question de l’assujettissement aux règles sur les marchés publics de véhicules de financement créés par des pouvoirs publics n’est pas expressément régie par la loi. Ni la jurisprudence, ni la doctrine ne permettent de résoudre clairement la question.
A notre époque, le recours à des véhicules de financement paraît inévitable et est selon toute vraisemblance voué à se généraliser, en raison notamment de l’ampleur grandissante des projets auxquels les pouvoirs publics sont régulièrement confrontés, conjuguée avec l’état de leurs finances.
Savoir si un véhicule d’investissement est assujetti ou non aux règles sur les marchés publics suppose de procéder à une double analyse. Ainsi, alors même que l’on arriverait à la conclusion que le véhicule n’est pas assujetti ratione personae, la question d’un éventuel assujettissement sur la base du critère du projet subventionné se posera à l’occasion de chaque projet auquel le véhicule participera et devra être appréciée notamment en fonction des modalités de financement envisagées.
Enfin, il y a lieu de garder à l’esprit qu’au vu de l’état actuel de la jurisprudence et de la doctrine, la notion de tâche publique est un concept indéterminé, évolutif et difficile à appréhender. Dès lors, compte tenu de l’évolution constante de cette notion, que l’on peut qualifier de déterminante dans le cadre de l’examen d’un éventuel assujettissement ratione personae d’un véhicule de financement, il ne peut être exclu qu’un véhicule de financement initialement assujetti aux règles sur les marchés publics puisse, au cours de son existence, ne plus l’être, et inversement.
[1] ATF 125 I 209 cons. 6.
[2] ATF 141 II 113 cons. 1.2.1; ATF 135 II 39 cons. 4.2; Moor/Poltier, Droit administratif vol. II : Les actes administratifs et leur contrôle, 3e ed., Stämpfli, Berne 2011, p. 503.
[3] ATF 141 II 113 cons. 3.2.4.
[4] POLTIER, Droit des marchés publics, Stämpfli, Berne 2014, n. 68; POLTIER, Les pouvoirs adjudicateurs – Champ d’application personnel du droit des marchés publics in Pratique juridique actuelle (PJA) 2008 p. 1119.
[5] ATF 141 II 113.
[6] Arrêt du Tribunal cantonal fribourgeois 602 2012-123 et 127 du 24 octobre 2013.
[7] VGer ZH VB.2015.00158 du 8 octobre 2015 résumé dans BR/DC 1/2016, p. 22 ss.
[8] POLTIER, Droit des marchés publics, n. 130.
[9] Partenariat public privé.