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Parmi les lois qui font le plus parler d’elles à Genève figure la Loi sur les démolitions, transformations et rénovations de maisons d’habitation (LDTR). Souvent décriée par les acteurs des milieux immobiliers, qui lui reprochent de freiner la rénovation du parc immobilier genevois(1), elle constitue un écueil incontournable pour les professionnels comme pour tout particulier souhaitant mettre en valeur son bien. A ce jour, plusieurs projets de loi visent à apporter des modifications au texte de la LDTR, en particulier à son art. 39, qui règle les conditions auxquelles est soumise l’aliénation d’appartements loués. Nous les examinerons ci-dessous, après avoir dressé un bref aperçu de l’évolution de cette législation depuis sa création.
1. Bref aperçu historique
La LDTR telle nous la connaissons est entrée en vigueur il y a vingt ans, le 23 mars 1996. La législation précédente, datant de 1962, respectivement de 1983, avait été jugée trop rigide dès lors qu’elle interdisait en période de pénurie toute démolition ou rénovation, sauf dérogation expresse de la part des autorités. En 1985, à la suite d’une initiative populaire contre la pratique des congés-vente (qui consistent à contraindre un locataire d’acheter son logement faute de quoi il devra le quitter), de nouvelles dispositions relatives à l’aliénation d’appartement loués y ont été ajoutées. Une refonte totale s’imposait donc.
A l’issue de longs débats et concertations parlementaires, un consensus – rare – s’est dessiné et a permis l’adoption de la nouvelle LDTR. La loi fût votée le 26 janvier 1996 et entra en vigueur deux mois plus tard.(2)
Néanmoins, après moins de deux ans et sur l’initiative de l’Association pour la défense des locataires (ASLOCA), soutenue par les partis de gauche, une modification législative visant à durcir la loi a été votée in extremis. Elle est entrée en vigueur en 1999, après l’échec du référendum déposé à son encontre par les partis de droite.
Depuis lors, seules quelques modifications ont été apportées au texte. Plusieurs initiatives lancées par la droite, visant à assouplir la loi, ont échoué. Ce n’est qu’en date du 14 juin 2015, à la suite d’un référendum, qu’une modification de la LDTR visant à faciliter la transformation de bureaux en logements a finalement été acceptée.(3)
2. L’art. 39 LDTR
a. Teneur actuelle
Le principe posé par l’art. 25 al. 1 LDTR prévoit que pour remédier à la pénurie d’appartements locatifs dont la population a besoin, tout appartement jusqu’alors destiné à la location doit conserver son affectation locative, sous réserve des dispositions de la loi.
Cette disposition est complétée par l’art. 39 LDTR, qui traite de la vente d’appartements destinés à la location. L’al. 1 de cette disposition prévoit que l’aliénation, sous quelque forme que ce soit, d’un appartement à usage d’habitation, jusqu’alors offert en location, est soumise à autorisation dans la mesure où l’appartement entre, à raison de son loyer ou de son type, dans une catégorie de logements où sévit la pénurie.
L’art. 39 al. 2 LDTR stipule que le département refuse l’autorisation lorsqu’un motif prépondérant d’intérêt public ou d’intérêt général s’y oppose. Il précise que l’intérêt public et l’intérêt général résident dans le maintien, en période de pénurie de logements, de l’affectation locative des appartements loués.
Une exception à ce principe est prévue à l’al. 3 de cette disposition. Dans sa teneur actuelle, celle-ci prévoit que le désir d’un locataire occupant effectivement son logement depuis trois ans au moins d’acquérir ce logement est présumé l’emporter sur l’intérêt public si 60% des locataires en place acceptent formellement cette acquisition, après avoir obtenu la garantie de ne pas être contraints d’acheter leur appartement ou de partir.
L’art. 39 al. 4 LDTR prévoit quant à lui les motifs d’autorisation permettant l’aliénation d’un appartement loué. Ainsi, l’aliénation est autorisée si l’appartement (a) a été dès sa construction soumis au régime de la propriété par étages ou à une forme de propriété analogue; (b) était, le 30 mars 1985, soumis au régime de la propriété par étages ou à une forme de propriété analogue et qu’il avait déjà été cédé de manière individualisée; (c) n’a jamais été loué; ou (d) a fait une fois au moins l’objet d’une autorisation d’aliéner en vertu de la LDTR. En principe, une telle autorisation ne porte que sur un appartement à la fois.
Enfin, l’al. 5 de cet article prévoit que l’autorisation peut imposer certaines conditions au propriétaire concernant le relogement du locataire.
b. Règlement d’application
L’art. 13 du Règlement d’application de la loi sur les démolitions, transformations et rénovations de maisons d’habitation (RDTR) précise que dans le cadre de l’examen de la requête en autorisation, le département doit procéder à une pesée des intérêts publics et privés en présence.
A teneur de l’al. 3 de cette disposition, l’intérêt privé est présumé l’emporter sur l’intérêt public lorsque le propriétaire doit vendre l’appartement pour l’un des motifs suivants : (a) nécessité de liquider un régime matrimonial ou une succession; (b) nécessité de satisfaire aux exigences d’un plan de désendettement; (c) prise d’un nouveau domicile en dehors du canton.
3. L’arrêt du Tribunal fédéral du 8 janvier 2013
Début 2013, une décision du Tribunal fédéral a chamboulé la pratique administrative en place, privant pour ainsi dire tout locataire intéressé à acquérir son logement du bénéfice de l’art. 39 al. 3 LDTR.(4)
En effet, saisie d’un recours de propriétaires d’immeuble à l’encontre de la décision prise par la Cour de justice genevoise de confirmer l’annulation de trois autorisations d’aliéner octroyées par le DCTI, devenu depuis le Département de l’aménagement, du logement et de l’énergie (DALE), notre Haute Cour a confirmé la décision de l’instance précédente.
En substance, suivant le raisonnement de la Cour de justice, le Tribunal fédéral a indiqué que si l’intérêt privé du locataire désirant acquérir son logement est présumé plus important que l’intérêt public, l’art. 39 al. 3 LDTR ne fait cependant qu’instaurer une présomption à ce sujet. Celle-ci ne dispense pas l’autorité de procéder librement à une pesée complète des intérêts en présence, qui peut aboutir à un renversement de ladite présomption (consid. 4.2).
En l’occurrence, l’instance précédente avait retenu que l’intérêt des locataires à acquérir leur logement n’était que “de pure convenance”, tandis que celui des propriétaires à aliéner leur bien était “purement commercial”. Elle était par conséquent parvenue à la conclusion que l’intérêt des propriétaires et celui des locataires n’étaient manifestement pas prépondérants face à l’intérêt public et général auquel ils devaient céder le pas en période de pénurie de logements (consid. 4.1). Le Tribunal fédéral a fait siennes ces considérations, jugeant que la pesée des intérêts effectuées n’était pas arbitraire.
Echaudé par cet arrêt, le DALE a rejeté de nombreuses demandes d’autorisation fondées sur l’art. 39 al. 3 LDTR, invoquant systématiquement l’existence d’un intérêt public prépondérant visant à préserver le parc locatif genevois. De facto, cette disposition ne permet donc plus la délivrance d’une autorisation d’aliéner à un locataire en place désireux d’acquérir son logement.
Forts de ce constat, plusieurs députés de droite ont déposé le 25 mars 2014 un projet de loi au Grand Conseil visant à modifier l’art. 39 al. 3 LDTR (PL 11408, voir développement ci-dessous). Dans l’intervalle toutefois, le Tribunal fédéral a rendu un nouvel arrêt ayant trait à cette problématique, qui démontre une légère ouverture dans le raisonnement relatif à la pesée des intérêts en présence.(5) En effet, alors que la Cour de justice avait une fois de plus refusé de délivrer l’autorisation requise au motif que l’intérêt des locataires à l’achat de leur logement était de pure convenance personnelle, notre Haute Cour a cette fois-ci retenu que le refus de l’autorisation procédait d’une pesée insoutenable des intérêts en présence et portait une atteinte disproportionnée à la garantie de la propriété.
Les juges fédéraux ont ainsi indiqué que “dans la pesée complète des intérêts en présence à laquelle doit se livrer l’autorité (art. 13 RDTR), celle-ci ne peut se contenter d’évoquer de manière générale la nécessité de maintenir le logement dans le régime locatif (motif de refus d’ordre général déjà mentionné à l’art. 39 al. 2 LDTR), sans quoi une autorisation de vente ne serait pratiquement jamais possible; elle doit faire état de circonstances concrètes faisant apparaître que la vente ne répond pas à un réel besoin de l’acquéreur ou du vendeur, par exemple en cas d’opération spéculative ou purement commerciale“. En l’occurrence, de telles circonstances n’étaient pas données. Au contraire, le Tribunal fédéral a retenu que le fait que le locataire trouve à se loger à des conditions plus favorables n’allait pas à l’encontre du but poursuivi par la LDTR (consid. 2.4).
Ce nouvel arrêt constitue un heureux pas en arrière dans le cadre d’une jurisprudence (trop) sévère, qui s’avérait également préjudiciable aux locataires. Il permet de desserrer quelque peu l’étau de la pesée des intérêts. Ainsi, dans l’hypothèse où le projet de loi 11408, visant à exclure une telle pesée des intérêts, ne devait pas être adopté, il semblerait que la délivrance d’autorisations d’aliéner en vertu de l’art. 39 al. 3 LDTR, dans des circonstances qui excluent toute tentative de spéculation, devrait à nouveau s’avérer possible.
4. Les modifications législatives envisagées
Deux actes législatifs visent actuellement une modification de l’art. 39 LDTR. D’une part, le projet de loi n° 11408, qui vise à modifier l’art. 39 LDTR en prévoyant que l’autorisation d’aliéner un appartement au locataire en place doit être délivrée sans pesée d’intérêts si les conditions sont remplies. D’autre part, une initiative déposée par le parti socialiste en date du 23 mai 2014 portant sur la modification de la LGZD, qui implique également une modification de l’art. 39 LDTR. Ils seront examinés tour à tour ci-dessous.
a. Le projet de loi n° 11408
Au vu de l’évolution de la jurisprudence vers une application extrêmement restrictive de l’art. 39 al. 3 LDTR, un projet de modification de la loi a été déposé par plusieurs députés de droite et du MCG en date du 25 mars 2014. Celui-ci visait à abroger l’actuel art. 39 al. 3 LDTR au profit d’un nouveau chiffre à introduire dans l’al. 4 de cette disposition (motifs d’autorisation).
La teneur proposée de ce nouvel art. 39 al. 4 let. e était la suivante: [Le département autorise l’aliénation d’un appartement si celui-ci] “est acquis par un locataire souhaitant librement acheter l’appartement qu’il occupe effectivement depuis 3 ans au moins. Dans ce cas, les locataires restant dans l’immeuble doivent également obtenir la garantie de ne pas être contraints d’acheter leur appartement ou de partir.” Il s’agissait ainsi simplement de renverser la présomption posée par la jurisprudence selon laquelle l’octroi d’une telle autorisation serait sujet à une pesée des intérêts, en rendant la délivrance de l’autorisation d’aliéner obligatoire sitôt les conditions remplies.
Devant l’opposition farouche de la gauche à ce projet, le PDC a proposé au mois de novembre 2015 un amendement destiné à apaiser les craintes de voir réapparaître la pratique des congés-ventes: la vente d’un appartement aux conditions du nouvel art. 39 al. 4 let. e sera sujette à un prix maximal de CHF 6’900.- par m2, ce qui correspond au prix de vente des appartements en zone de développement, qui est destiné à favoriser la classe moyenne. La durée d’occupation effective a également été portée à 5 ans pour écarter le spectre de potentiels abus pouvant être commis par des spéculateurs particulièrement déterminés. Dans cette nouvelle teneur, le projet de loi a été adopté en date du 13 novembre 2015 par 61 oui contre 34 non, tandis que deux amendements proposés par la gauche ont été rejetés.
Un référendum ayant été déposé à l’encontre de la modification de l’at. 39 LDTR, celle-ci fera l’objet d’une votation populaire, qui doit avoir lieu le 5 juin 2016.
b. L’initiative populaire du 23 mai 2014
Au mois de mars 2013, un projet de modification de la LGZD (PL 11141) visant à assurer que les acquéreurs de logements en zone de développement (ZD) occuperaient eux-mêmes leur logement (obligation d’habiter) a été déposé devant le Grand Conseil.
A la suite d’un avis de droit se prononçant sur ces deux projets de loi, il a été décidé de scinder le premier projet en deux parties (PL 11141-A et PL 11141-B), la seconde partie contenant la modification LDTR rendue nécessaire par la première.
Le PL 11141 a fait l’objet de débats houleux lors de la séance du 24 mars 2014. Finalement, il a été largement modifié avant d’être adopté à la majorité. Au lieu de prévoir une obligation d’habiter pour les acquéreurs, il se fondait sur la notion du « primo-acquérant », à savoir que la personne qui acquiert un appartement en PPE au cours de la période de contrôle des loyers ne devait pas déjà être propriétaire d’un logement dans le canton. Au vu de la disparition de l’obligation d’habiter, le PL 11141-B (modification de la LDTR) a été refusé.
Le parti socialiste, fâché que la modification législative adoptée en mars 2014 soit aussi éloignée du projet de loi initial (qui imposait une obligation d’habitation pour l’acquéreur), a déposé le 23 mai 2014 une initiative populaire cantonale intitulée «Halte aux magouilles immobilières, OUI à la loi Longchamp» (IN 156), reprenant cette exigence.
S’agissant de la LDTR, l’initiative implique la modification de l’art. 39 al. 4 let. a, dans la mesure où elle prévoit une exception en lien avec le futur art. 8A LGZD. Ainsi, une aliénation ne pourra plus être autorisée si le propriétaire n’a pas occupé lui-même son logement. L’initiative prévoyait enfin un système d’entrée en vigueur complexe, lié à la date d’entrée moyenne des habitants dans l’immeuble, qui était fixée au 1er janvier 2010.
Dans l’intervalle, le Tribunal fédéral a annulé la modification législative du 14 mars 2014 par arrêt du 15 janvier 2015, considérant notamment que le principe du “primo-acquérant” créait une inégalité entre les acquéreurs.(6)
Déclarée valide par le Conseil d’Etat le 4 février 2015, l’initiative a quant à elle fait l’objet d’un recours de la part des partis de droite, au motif qu’elle était contraire au droit supérieur, notamment à la garantie de la propriété et au principe de non-rétroactivité. Si la Chambre constitutionnelle de la Cour de justice a admis le recours sur le point de la rétroactivité, qui a été supprimée, elle a en revanche validé le contenu de l’initiative pour le surplus.
Dans un arrêt du 5 avril 2016 (1C_529/2015) le Tribunal fédéral a considéré que les différents articles de l’initiative peuvent être interprétés de façon conforme au droit fédéral. Il préconise toutefois une interprétation souple de la notion de justes motifs permettant des dérogations à l’obligation d’habiter (consid. 4.6). Enfin, il confirme que cette obligation ne s’applique que pendant la durée du contrôle étatique, à savoir pendant dix ans, et non au-delà (consid. 4.7.3).
Cette initiative, si elle n’est pas transformée en projet de loi et adoptée par le Grand Conseil, fera vraisemblablement l’objet d’un contre-projet et sera donc soumise à votation populaire.
5. Conclusion
Les deux objets ci-dessus démontrent que la question de l’aliénation d’appartements loués en vertu de l’art. 39 LDTR est plus que jamais au cœur des préoccupations citoyennes, et que cet article s’est transformé en véritable champ de bataille du débat politique opposant la gauche et la droite.
Cependant, il semblerait que l’on puisse distinguer une tendance visant à assouplir quelque peu le carcan imposé par cette loi. En effet, même le Tribunal fédéral semble reconnaître qu’il est dans l’intérêt de tous, propriétaires et locataires confondus, de pouvoir garder une marge de manœuvre dans l’application de la LDTR, qui s’avère non seulement rigide mais également très complexe à appréhender dans sa globalité. Il ne faut pas non plus perdre de vue que la situation diffère nécessairement selon que l’appartement en question se situe en zone de développement ou non, et que les restrictions sévères imposées dans ce contexte ne sont pas justifiables lorsqu’il s’agit de logements à loyer libres. Les juridictions genevoises feront donc bien de s’inspirer de l’interprétation souple préconisée par notre Haute Cour.
Les derniers arrêts en la matière prouvent enfin que l’on peut fort heureusement compter sur les tribunaux pour veiller au respect des principes fondamentaux de notre ordre juridique, notamment ceux de la non-rétroactivité et de la sécurité du droit. L’on se rassurera donc de savoir qu’ils font office de dernier garde-fou contre les attaques répétées des partis de gauche contre le droit à la propriété, qui est pourtant garanti par notre Constitution.
(1) LDTR: la bête noire de l’immobilier, article paru dans le magazineBilan, 6 janvier 2016, consultable sous: https://www.bilan.ch/economie-plus-de-redaction/ldtr-bete-noire-de-limmobilier.
(2) Pour un résumé complet, voir le site www.ldtr.ch, créé en vue de la votation du 26 septembre 1999.
(3) La longue marche victorieuse de la LDTR, article paru dans laTribune de Genève, 14 juin 2015, consultable sous: https://www.tdg.ch/geneve/actu-genevoise/La-longue-marche-victorieuse-de-la-LDTR/story/22610700.
(4) Arrêt du Tribunal fédéral 1C_357/2012 du 8 janvier 2013
(5) Arrêt du Tribunal fédéral 1C_68/2015 du 5 août 2015
(6) Arrêt du Tribunal fédéral rendu le 15 janvier 2015 dans les causes 1C_223/2014, 1C_225/2014 et 1C_289/2014, consid. 4.5)