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L’affaire concerne un mécanicien-ajusteur qui a été exposé à l’amiante au cours de ses différentes activités, à partir de 1965 jusqu’en 1978. La technique de flocage de l’amiante (“Spritzasbest”) a été interdite en Suisse en 1975, puis a fait l’objet d’une interdiction générale en 1989. En 2004, Hans Moor apprend qu’il est atteint d’un mésothéliome pleural malin causé par l’amiante. Il décède en 2005. Les tribunaux suisses avaient rejeté pour prescription et pour péremption les actions en dommages et intérêts de l’épouse et des deux enfants vis-à-vis des autorités suisses (art. 20 LRCF), respectivement de l’employeur (art. 127, 130 al. 1 CO).
Principaux faits – sur recours contre la décision du Tribunal cantonal, le Tribunal fédéral a conclu, par arrêt du 29 janvier 2010 (ATF 136 II 187), à la péremption des prétentions de l’épouse au motif que le délai absolu de dix ans courant à partir de la date de l’acte dommageable était échu (art. 20 LRCF). Les prétentions en responsabilité pouvaient s’éteindre indépendamment du fait de savoir si le dommage s’était déjà produit. Le délai de prescription/péremption commence à courir à partir de la date de l’acte dommageable, indépendamment de la date de l’apparition et de la réalisation du dommage. Le Tribunal fédéral a également écarté le grief tiré d’une violation de l’article 6 de la Convention: tous les États européens limitent dans le temps la possibilité de faire valoir des prétentions civiles et cette limitation ne peut être considérée comme une atteinte à la substance même du droit d’accès à un tribunal et, partant, disproportionnée, le système suisse prévoyant pour les victimes et leurs proches survivants l’imprescriptibilité des prestations de la CNA.
Par arrêt du Tribunal fédéral du 16 novembre 2010 (ATF 137 III 16), le Tribunal fédéral a rejeté le recours des filles du défunt contre la décision du Tribunal cantonal d’Argovie, concernant cette fois les prétentions contre l’employeur, en retenant que le délai commence à courir dès l’exigibilité de la créance, indépendamment de la connaissance des conséquences du dommage, de sorte que les prétentions étaient prescrites (art. 127 et 130 al. 1 CO). S’agissant du droit d’exiger réparation, le moment décisif est le moment où l’auteur du dommage a porté atteinte à l’intégrité physique de l’autre partie (art. 46 al. 2 CO, par renvoi de l’art. 99 al. 3 CO). Il n’y a pas violation de la Convention lorsqu’un créancier, au moment où il prend connaissance de sa créance, n’avait plus le moyen d’en réclamer l’exécution.
L’épouse et ses deux filles ont saisi la Cour européenne des droits de l’homme en invoquant l’article 6 § 1 de la Convention (violation du droit d’accès à un tribunal) en raison de la péremption et de la prescription de leurs prétentions: le dies a quo du délai absolu avait commencé à courir avant qu’elles aient pu avoir objectivement connaissance de leurs droits. Il n’existait donc nulle possibilité réelle de faire valoir des droits avant la péremption ou la prescription de ceux-ci.
La décision de la Cour – le droit à un procès équitable (art. 6 § 1 de la Convention) exige l’existence d’une voie judiciaire effective permettant de revendiquer les droits civils. Le droit d’accès à un tribunal se prête à des limitations et appelle de par sa nature une réglementation par l’État, mais celles-ci ne sauraient restreindre l’accès ouvert à un justiciable de manière ou à un point tels que son droit à un tribunal s’en trouve atteint dans sa substance même. Parmi ces restrictions légitimes figurent les délais légaux de péremption ou de prescription.
La Cour s’est référée à la décision rendue dans une affaire Esim, qui concernait un requérant blessé lors d’un conflit militaire, débouté par les tribunaux internes pour des raisons de prescription alors que les médecins avaient découvert la balle de pistolet logée dans sa tête des années plus tard. Elle avait alors considéré que, dans les affaires d’indemnisation des victimes d’atteinte à l’intégrité physique, celles-ci devaient avoir le droit d’agir en justice lorsqu’elles étaient effectivement en mesure d’évaluer le dommage subi.
S’agissant de la fixation du dies a quo du délai de péremption ou de prescription décennale en droit positif suisse dans le cas des victimes d’exposition à l’amiante, alors que la période de latence des maladies liées à l’exposition à l’amiante peut s’étendre sur plusieurs décennies, la Cour a observé que le délai absolu de dix ans sera toujours expiré. Toute action en dommages-intérêts sera donc à priori vouée à l’échec, étant périmée ou prescrite avant même que les victimes de l’amiante aient pu avoir objectivement connaissance de leurs droits.
La Cour a également constaté que les prétentions des victimes de l’amiante, exposées à cette substance jusqu’à son interdiction générale en Suisse, en 1989, sont toutes périmées ou prescrites au regard du droit en vigueur et que le projet de révision du droit de la prescription suisse ne prévoit aucune solution équitable au problème posé. Elle s’est enfin interrogée sur le caractère proportionné de l’application des règles de prescription et péremption susceptible de priver les intéressés de la possibilité de faire valoir leurs prétentions en justice lorsque les diagnostics ne peuvent être émis que de longues années après les événements pathogènes.
La Cour a estimé que la circonstance qu’une personne est dans l’impossibilité de savoir qu’elle souffre d’une certaine maladie devrait être prise en compte pour le calcul du délai de péremption ou de prescription. Au vu des circonstances exceptionnelle du cas d’espèce, elle a jugé que l’application des délais de péremption ou de prescription a limité l’accès à un tribunal à un point tel que le droit des requérantes s’en est trouvé atteint dans sa substance même et a ainsi emporté violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
Les conséquences en droit suisse. L’Office fédéral de la justice a la possibilité de demander dans les trois mois un réexamen de l’affaire par la Grande Chambre à Strasbourg.
L’arrêt aura vraisemblablement des conséquences importantes s’agissant de la révision des règles applicables en droit suisse. L’actuel projet du Conseil fédéral sur la réforme du droit de la prescription (Message et projet relatif à la modification du code des obligations [Droit de la prescription] du 29 novembre 2013, FF 2014, 221 ss) prévoit que l’action en dommages-intérêts se prescrit par trois ans à compter du jour ou la partie lésée a eu connaissance du dommage ainsi que de la personne tenue à réparation et, dans tous les cas, par dix ans à compter du jour où le fait dommageable s’est produit ou a cessé (art. 60 al. 1 CO). Le délai absolu pour les dommages corporels est étendu à trente ans et ce délai court “[…] à compter du jour ou le fait dommageable s’est produit ou a cessé” (art. 60 al. 1 bis CO).
La révision projetée ne s’écarte pas de la solution que prévoit le droit en vigueur s’agissant du point de départ de la prescription. Si elle permet d’assurer la sécurité du droit et une certaine “paix juridique”, la solution proposée ne permet vraisemblablement pas de résoudre le problème des dommages différés (la période de latence pouvant facilement dépasser trente ans (cf. Widmer, Le dies a (quipro)quo dans la prescription subsidiaire, in REAS 2014, p. 69/71). Il resterait alors à revenir sur la solution envisagée par les Professeurs Deschenaux et Tercier selon laquelle le “fait dommageable” (et non l’acte dommageable, cf. art. 60 al. 1 CO) doit correspondre “à l’atteinte portée aux droits de la victime” de sorte que la prescription ne devait commencer à courir que “dès le moment où la lésion subie se révèle pour la première fois de manière objective” (cf. ATF 106 II 134 ; Widmer, p. 69 sv.; cf. également Husmann et Aliotta, Die Regelung der Verjährungsproblematik von Schadenersatzforderungen für sogenannte Spätschäden, HAVE 2014, p. 89/91). Cette solution paraît d’autant plus appropriée que “le fait de ne pas avoir connaissance du dommage ne peut être considéré comme un empêchement insurmontable et non fautif d’agir dans les délais” (ATF 136 II 187 consid. 8.1; cf. Widmer, p. 72).
La question de savoir si un droit peut se prescrire avant que le titulaire du droit soit en mesure de prendre connaissance de son droit surgit également en relation avec l’action récursoire du responsable recherché contre des coresponsables (art. 51 CO). L’action du lésé contre un coresponsable (non recherché) peut être atteinte par le délai absolu de prescription au moment même où le responsable recherché est lui-même actionné par le lésé (ou même avant : le lésé actionnant l’un des responsable par exemple vingt-ans après le fait dommageable, après avoir interrompu contre celui-ci les délais de prescription en vertu des règles habituelles). Le Tribunal fédéral a réglé la question, mais vraisemblablement de manière partielle, dans un cas concernant la relation entre une créance “principale” du lésé contre le coobligé prescrite et une prétention récursoire, subordonnée à l’existence d’un coresponsable, qui prend naissance au moment du paiement par le coresponsable recherché, en retenant que la prescription des droits du lésé ne peut être opposée au titulaire de la prétention récursoire (en “définitive, la prescription, resp. l’absence de prescription, de la créance du lésé contre le responsable sujet au recours ne doit pas pouvoir être opposée au titulaire de la prétention récursoire, resp. bénéficier à celui-ci”, ATF 133 III 6/27 consid. 5.3.4, p. 27 ; 130 III 362, consid. 5.2 et 5.3).