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Le 26 février 2020, le Conseil fédéral a publié un projet modification du Code de procédure civile, visant à l’amélioration de la praticabilité et à l’application du droit[1] . Il propose notamment de modifier l’art. 177 CPC pour ajouter expressément les expertises privées à la liste des titres admissibles en tant que moyen de preuve.
I. Contexte
Peu après son entrée en vigueur le 1er janvier 2011, le Code de procédure civile (CPC) a déjà fait l’objet de plusieurs interventions parlementaires. En 2014, la Commission des affaires juridiques du Conseil des Etats a déposé la motion « Adaptation du code de procédure civile » visant à permettre un réexamen d’ensemble du CPC. A la suite de son adoption, le Conseil fédéral a été chargé d’analyser la question de l’adéquation à la pratique du CPC et de soumettre avant la fin 2018 un projet de modifications législatives nécessaires.
En mars 2018, le Conseil fédéral a mis en consultation un avant-projet de modification du Code de procédure civile, visant à l’amélioration de la praticabilité et à l’application du droit.
Les constats, les objectifs et l’orientation de l’avant-projet ayant été d’une manière générale approuvés, le Conseil fédéral a adressé au Parlement un projet relatif à la modification du Code de procédure civile, le 26 février 2020[2].
Ce projet répond à quatre demandes d’interventions parlementaires, déposées entre 2014 et 2018 : « Code de procédure civile. Premiers enseignements et amélioration » déposée par Karl Vogler (N° 14.3804), « Adaptation du code de procédure civile » déposée par la Commission des affaires juridiques du Conseil d’Etat (N° 14.4008), « Notification des manifestations de volonté et des actes des autorités. Analyse de la pratique actuelle », déposée par Mauro Poggia et Roger Gollay (N° 13.3688), ainsi que « Faciliter l’accès aux tribunaux civils » déposée par Claude Janiak (N° 17.3868).
Outre des modifications importantes en matière de frais de procédure, de coordination des procédures, de procédure de conciliation, de procédure en droit de la famille, le projet vise également la reprise de façon sélective et ciblée de la jurisprudence du Tribunal fédéral, laquelle donne ainsi lieu à des adaptations de la loi.
C’est ainsi que le Conseil fédéral propose de modifier l’art. 177 CPC (définition des titres), et d’admettre les expertises privées en tant que titres.
II. Statut actuel des expertises privées en procédure civile et approche du Tribunal fédéral
Dans le cadre des moyens de preuves admis par le CPC, l’art. 168 al. 1 CPC prévoit une liste exhaustive des preuves admissibles en procédure civile (numerus clausus des moyens de preuve). Les titres en font partie à côté du témoignage, de l’inspection, de l’expertise, des renseignements écrits, de l’interrogatoire et de la déposition de partie.
L’art. 177 CPC définit pour sa part quels documents constituent des titres au sens du CPC. Il s’agit des écrits, dessins, plans, photographies, films, enregistrements sonores, fichiers électroniques et données analogues propres à prouver des faits pertinents.
Sur la base de cette disposition et de jurisprudence constante, le Tribunal fédéral a jugé que les expertises privées ou soumises par les parties – c’est-à-dire les rapports d’experts n’ayant pas été sollicités par le tribunal conformément aux art. 183 et suivants CPC mais commandés par une partie elle-même – ne constituaient pas des titres au sens de l’art. 177 CPC et n’étaient en conséquence pas des moyens de preuve admissibles au sens de l’art. 168 al. 1 CPC[3].
Les expertises privées sont ainsi considérées par notre Haute Cour comme de simple allégation des parties. Cela résulte en premier lieu du fait que, lors de l’élaboration du CPC, les expertises privées ou soumises par les parties ont été exclues non seulement en tant que type d’expertise mais de façon générale en tant que moyen de preuve[4] .
Cette jurisprudence a fait l’objet de nombreuses critiques de la part de la doctrine[5], puisqu’elle revient à nier la qualité de titre à un document qui entre autrement dans la liste exhaustive des moyens de preuves de l’art. 168 al. 1 CPC.
Certains auteurs ont ainsi relevé que l’exclusion de l’expertise privée des moyens de preuve ne respectait pas la lettre de la loi et procédait d’une confusion entre moyen de preuve et force probante dudit moyen[6]. Notre Haute Cour posait ainsi un principe relatif à l’appréciation des preuves fondé sur l’art. 157 CPC, tout en faisant reposer sa décision sur l’art. 168 CPC[7].
Dans un arrêt récent en matière d’incapacité de travail[8], les juges de Mon-Repos ont rappelé que les expertises privées ne constituaient pas une preuve, de sorte qu’un tribunal ne pouvait pas procéder à une appréciation anticipée des moyens de preuve en se fondant sur de telles expertises. Il a toutefois reconnu que cette jurisprudence pouvait entraîner des difficultés pratiques, notamment dans les litiges relatifs aux indemnités journalières.
Nous verrons ci-après que la modification de l’art. 177 CPC pourrait pousser notre Haute Cour à revoir cette approche.
III. Projet de modification de l’art. 177 CPC : admission des expertises privées en tant que titres
Le Conseil fédéral estime que l’interprétation actuelle de l’art. 177 CPC par le Tribunal fédéral n’est pas satisfaisante s’agissant d’un point essentiel du droit à la preuve. Le projet renverse ainsi l’approche des juges fédéraux exposée ci-dessus.
Il propose de prévoir expressément dans la loi que les expertises privées des parties sont également considérées comme des titres soumis aux principes généraux applicables en la matière et constituent ainsi un moyen de preuve admissible selon l’art. 168 al. 1 let. b CPC. Les expertises privées ou fournies par les parties resteront bien entendu soumises au principe de la libre appréciation des preuves par le tribunal au sens de l’art. 157 CPC et leur force probante dans le cas concret dépendra de toutes les circonstances à prendre en compte (par ex. les liens entre la partie et l’expert, les circonstances de l’attribution du mandat, la procédure et le déroulement de l’expertise, la compétence de l’expert, etc.).
Le Conseil fédéral relève encore que cette modification est en adéquation avec la jurisprudence en droit des assurances sociales. Le Tribunal fédéral a effectivement considéré que le simple fait que la prise de position du médecin s’effectue dans le cadre d’une expertise privée à la demande de l’assureur ne suffit pas pour mettre en doute la valeur probante de l’expertise[9]. Celle-ci a donc valeur de moyen de preuve.
L’admission des expertises privées en tant que titre en procédure civile permet dès lors une harmonisation avec la jurisprudence en droit des assurances sociales relatives aux expertises privées ou soumises par les parties.
L’article 177 P-CPC a la teneur suivante : « Les titres sont des documents propres à prouver des faits pertinents, tels les écrits, les dessins, les plans, les photographies, les films, les enregistrements sonores, les fichiers électroniques, les données analogues et les expertises privées des parties »[10].
Lors de sa session d’été 2021, le Conseil des Etats a adopté, sans opposition, le projet de révision du Code de procédure civile. En juin 2021, la Commission des affaires juridiques du Conseil national (CAJ-N) a décidé à l’unanimité d’entrer en matière sur le projet. Depuis août 2021, la discussion article par article a commencé. Elle s’est poursuivie lors de la séance de la commission du 14 janvier 2022 et devrait encore continuer lors d’une des prochaines séances .
La date d’entrée en vigueur du projet de révision du CPC n’a pas encore été communiquée.
IV. Revirement de jurisprudence en vue ?
La modification du statut de l’expertise privée dans le CPC devrait inévitablement amener les juges fédéraux à revoir leur jurisprudence en la matière.
A cet égard, notre Haute Cour semblait déjà avoir entrouvert la porte à un éventuel futur revirement dans une décision rendue en décembre 2020, à teneur de laquelle elle mentionnait les critiques vis-à-vis de sa jurisprudence et la probable modification de celle-ci par l’actuelle révision du CPC[11].
Un revirement de jurisprudence semble en outre nécessaire et opportun, non seulement en vue d’une harmonisation de la valeur probante donnée à l’expertise privée dans les domaines du droit concerné, mais également au regard de l’apport de l’expertise privée en procédure civile.
Il sied de rappeler que l’expertise privée, outre en matière du droit de l’assurance sociale, est déjà considérée par le Tribunal fédéral comme moyen de preuve dans certaines autres procédures.
Tel est notamment le cas en matière de droit international privé dans l’établissement du droit étranger (art. 16 LDIP) ; la jurisprudence ayant admis que les parties pouvaient fournir la preuve du droit étranger en produisant un avis de droit, soit une expertise privée[12]. Dans le cadre des procès sur pièces (procédure d’opposition au séquestre, mainlevée de l’opposition, mesures superprovisionnelles), les juges de Mon-Repos ont également jugé à plusieurs reprises que les expertises privées valaient en tant que moyen de preuve[13].
Ces positions justifient ainsi difficilement l’approche actuelle du Tribunal fédéral applicable uniquement en matière de procédure civile et mettent ainsi en exergue une différenciation de la valeur probante de l’expertise privée. Le droit à la preuve étant un élément essentiel en procédure, la valeur d’un même moyen de preuve ne saurait diverger d’une procédure à une autre.
D’autant plus que l’expertise privée en procédure civile peut représenter un instrument utile à l’administration d’autres moyen de preuve, en permettant par exemple de procéder à l’audition de son auteur ou encore de confronter l’expert judiciaire à l’expertise privée.
En outre, l’institution de l’expertise privée est souvent utilisée dans les domaines du droit de la construction et du droit du bail.
Dans un domaine tel que le droit de la construction, la mise en œuvre d’expertises privées, avant procès, est courante. Les avantages sont connus : l’état de défaut de l’immeuble est connu rapidement, ce qui peut faciliter la survenance d’une transaction et mettre fin au litige ; l’expertise privée permet de faire une “photographie” de l’état de la construction, laquelle pourra ainsi être remise en état ou terminée avant ou pendant le procès, plutôt que d’avoir à garder l’immeuble inachevé ou défectueux jusqu’à l’administration d’une expertise judiciaire.
Il faut souligner que les expertises privées sont régulièrement utilisées par les assurances comme base de répartition des responsabilités entre le maître d’ouvrage et l’entrepreneur ou le(s) sous-traitant(s).
Or, l’admission de l’expertise privée en tant que titre dans les procès en contentieux de la construction pourrait permettre une économie de procédure non négligeable. Cela permettrait au juge de renoncer à administrer une expertise judiciaire souvent longue et coûteuse s’il devait être convaincu des conclusions de d’une (ou plusieurs) expertise(s) hors-procès produite(s) par les parties.
Dans le contexte du droit du bail, il est parfois difficile de mettre en œuvre une expertise judiciaire (preuve à futur notamment). En cas de défaut par exemple, on pourrait alors considérer que le défaut n’entravait pas suffisamment l’usage de la chose, si le locataire tarde à résilier. Dans pareille situation, la détermination du défaut se fera souvent de manière rétrospective, avec les moyens de preuves alors disponibles au moment de la résiliation, notamment l’utilisation de l’expertise privée.
La révision de l’art. 177 CPC aurait ainsi une incidence pratique conséquente pour les litiges en matière de baux à loyer, puisqu’elle permettrait à la partie détentrice du fardeau de la preuve de prouver les faits pertinents, de manière rétrospective notamment, au moyen d’un titre reconnu, sans devoir passer par une expertise judiciaire, parfois compliquée à mettre en place.
Il est ainsi à parier qu’au regard des différents avantages que procurera l’admission de l’expertise privée en tant que titre, particulièrement dans les deux domaines du droit susmentionnés, l’institution de l’expertise privée suscitera un regain d’intérêt de la part des praticiens.
Considérations faites de ce qui précède, le Tribunal fédéral devrait procéder à un revirement de sa jurisprudence actuelle concernant le statut de l’expertise privée en procédure civile, et ceci dès l’entrée en vigueur de la révision du CPC.
V. Le constat d’huissier : une particularité genevoise
Il est intéressant de relever qu’en matière d’expertise privée, le droit genevois connait une particularité.
Genève est l’unique canton suisse où il existe des huissiers judiciaires. Ces derniers sont au nombre de neuf et peuvent notamment être mandatés à titre privé, pour établir un constat sur une situation à un moment donné (art. 1 du Règlement genevois sur l’exercice de la profession d’huissier judiciaire et art. 1 al. 5 de la Loi genevoise sur la profession d’huissier judiciaire).
Ce moyen de preuve est admis par les tribunaux genevois, lesquels ont jugé qu’un constat portant le timbre humide d’un huissier judiciaire assermenté revêtait une force probante dans le cadre d’une procédure, sans qu’il soit nécessaire de procéder à l’audition de son auteur [14]. La pratique démontre d’ailleurs que le constat d’huissier est souvent plébiscité par les parties dans les litiges en droit du bail et de la construction.
Le droit genevois a par conséquent une légère avance sur le droit fédéral, puisqu’il accepte en quelque sorte comme titre un constat probant effectué par un huissier assermenté.
La modification de l’art. 177 CPC pourrait ainsi renforcer la place des constatations d’huissier dans la pratique tant des tribunaux genevois que du Tribunal fédéral.
VI. Conclusion
La modification de l’art. 177 CPC telle que proposée par le Conseil fédéral, à savoir l’admission de l’expertise privée en tant que titre et donc de moyen de preuves, vise une adaptation de la jurisprudence actuelle de notre Haute Cour en la matière.
Cette modification est bienvenue puisqu’elle améliorera le CPC sur un point essentiel du droit à la preuve et permettra en outre d’harmoniser les différentes approches du Tribunal fédéral en matière d’expertises privées ou soumises par les parties. Ceci devrait ainsi aboutir à un revirement de jurisprudence, lequel sera bénéfique notamment dans les domaines du droit du bail et de la construction. Ceci devrait également susciter un regain d’intérêt des praticiens pour l’institution de l’expertise privée, tout comme cela est le cas, à Genève, pour le constat d’huissier.
Toutefois et compte tenu du principe de libre appréciation des preuves par les tribunaux, il n’est pas certain que l’effet du changement soit immédiatement ressenti dans la pratique des juges. Les tribunaux pourraient développer, dans le cadre de l’art. 157 CPC, une pratique proche de celle qui prévaut actuellement, quoi qu’avec un peu plus de souplesse.
Le projet de révision du CPC est actuellement discuté devant la Commission des affaires juridiques du Conseil national, de sorte qu’il ne devrait vraisemblablement pas entrer en vigueur avant janvier 2023. A ce jour, aucune date n’a été communiquée par le Conseil fédéral.
1 Message du Conseil fédéral relatif à la modification du code de procédure civile suisse, FF 2020 2660.
2 FF 2020 2693.
3 Notamment ATF 141 III 433, c. 2.5.3., ATF 140 III 24; ATF 132 III 83.
4 Message du Conseil fédéral relatif à la modification du code de procédure civile suisse, FF 2020 2660, p. 2659.
5 Voir par ex. Thomas Weibel, art. 177 no 4, in ZK ZPO, 3e éd., Zurich 2016; Hans Schmid, art. 177 no 3, in KUKO ZPO, 2e éd., Bâle 2014; Andreas Binder/Roman S. Gutzwiller, Das Privatgutachten – eine Urkunde gemäss Art. 177 ZPO, PCEF 2013, p. 171 ss; en ce sens également François Vouilloz, Le témoignage écrit, RVJ 2016, p. 343 ss; contra Heinrich Andreas Müller, art. 177 no 11, in DIKE ZPO, 2e éd.,Zurich 2016; contre ce point de vue également David Rüetschi, Das Parteigutachten unter der neuen ZPO, in Bundi/Schmidt (éd.), Festschrift Meissner, Berne 2012, p. 3 ss, p. 14; opérant une différenciation, Philippe Schweizer, art. 177 no 4 in CR CPC, 2e éd.,Bâle 2019.
6 L’expertise privée selon l’ATF 141 III 433, Une preuve imparfaite issue d’un concept imparfait, Francesco Trezzini/François Bohnet, in RDS 136 2017 I, p. 370.
7 Idem.
8 Arrêt 4A_247/2020 du 7 décembre 2020.
9 ATF 125 V 351.
10 FF 2020 2693.
11 Arrêt 4A_247/2020 du 7 décembre 2020, c. 4.2.
12 ATF 138 II 217, c. 2.3 ; arrêt du TF 1P.600/2004 du 23 mars 2005, c. 2.5.
13 ATF 138 III 636, c. 4.3 et 4.4 ; ATF 138 III 232, c. 4.3.2.
14 ACJC/1677/2019 du 18 novembre 2019, c. 2.2.