Constructions illégales hors zone à bâtir et remise en état : l’intérêt privé laisse de marbre le Tribunal fédéral


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En matière de constructions illicites situées en-dehors de la zone à bâtir, le droit fédéral permet aux autorités administratives compétentes de signifier au propriétaire un ordre de remise en état, respectivement un ordre de démolition. Une telle remise en état, qui constitue une restriction du droit de propriété garanti par la Constitution fédérale (art. 26 al. 1 Cst. féd.), n’est toutefois légale que si le principe de la proportionnalité est respecté, soit lorsque l’intérêt public à la remise en état des lieux l’emporte sur l’intérêt privé à maintenir la construction illicite.

L’abondante jurisprudence rendue à ce sujet par le Tribunal fédéral au cours des derniers mois démontre le peu d’importance accordé à l’intérêt privé, qui ne l’emporte que rarement sur l’intérêt public.

La mise en œuvre du principe de la proportionnalité

En présence d’une construction illicite située hors zone à bâtir, le droit fédéral exige en principe que soit rétabli un état conforme au droit. En effet, le principe de la séparation entre l’espace bâti et non-bâti est de rang fédéral et préserve différents intérêts publics. L’application de cette séparation participe également à l’utilisation mesurée du sol prévue dans la Constitution fédérale.

Notre Haute Cour a jugé que cette séparation devait strictement s’appliquer et qu’il n’y a pas lieu de la remettre en question s’agissant des constructions sises en-dehors des zones constructibles, ceci afin de garantir notamment les intérêts publics tels que la limitation du nombre et des dimensions des constructions et le respect du principe de la légalité.

A cet égard, les juges fédéraux bénéficient d’une grande liberté pour apprécier si un ordre de remise en état est justifié et respecte le principe de proportionnalité.

Tel est notamment le cas lorsque les conditions cumulatives suivantes sont réalisées :

  • l’ordre est dirigé contre le perturbateur, par comportement ou par situation
  • lors de sa réalisation, la construction litigieuse ne faisait pas l’objet d’une autorisation en vertu du droit en vigueur à l’époque
  • l’autorité compétente en matière de construction ne doit pas avoir créé chez le propriétaire concerné une impression de licéité, par des promesses, des informations, des assurances ou un comportement tels qu’il pouvait penser, en toute bonne foi, que sa construction serait licite.

En revanche, la jurisprudence admet que l’autorité peut renoncer à un ordre de démolition, conformément au principe de la proportionnalité, si les dérogations à la règle sont mineures, si l’intérêt public lésé n’est pas de nature à justifier le dommage que la démolition causerait au maître de l’ouvrage, si celui-ci pouvait de bonne foi se croire autorisé à construire ou encore s’il y a des chances sérieuses de faire reconnaître la construction comme conforme au droit.

L’invocation de la bonne foi : une bouée de sauvetage pour le justiciable ?

Découlant directement de l’art. 9 de la Constitution fédérale et valant pour l’ensemble de l’activité étatique, le principe de la bonne foi protège le citoyen dans la confiance légitime qu’il met dans les assurances reçues des autorités, lorsqu’il a fondé sa conduite sur des décisions, des déclarations ou un comportement déterminé de l’administration.

Pour que le justiciable puisse invoquer cette protection, il faut, entre autres, que l’autorité qui a donné son assurance ait été compétente pour le faire, ou que le justiciable ait pu la considérer comme telle. A cet égard, entrent notamment en considération la nature de l’indication fournie et le rôle apparent du fonctionnaire dont elle émane ; mais il y a également lieu de tenir compte de la position ou des qualités particulières du justiciable concerné. Des exigences plus élevées sont notamment imposées aux spécialistes, comme nous le verrons ci-dessous (cf. point III. infra).

Dans ce contexte, le Tribunal fédéral retient que l’administré ne saurait déduire de la passivité de l’autorité, qui n’intervient pas immédiatement à l’encontre d’une construction non autorisée, l’existence d’une autorisation tacite ou d’une renonciation à faire respecter les dispositions transgressées.

En tout état, le propriétaire qui place l’autorité devant le fait accompli serait bien mal avisé de se prévaloir de sa bonne foi, alors même qu’il a, par son comportement, généré la procédure de rétablissement de l’état conforme au droit diligentée à son encontre. En pareil cas, l’autorité fera primer la remise en état, sans se soucier des inconvénients que celle-ci pourraient engendrer pour l’administré.

Trois jurisprudences récentes et percutantes

Le 7 octobre 2022, le Tribunal fédéral a jugé qu’aucune exception ne pouvait être octroyée au détriment de la conservation de la zone agricole non-bâtie1.  Dans cette affaire, le propriétaire d’un terrain, sis en zone agricole, de la Commune de Val-d’Illiez (Valais) avait fait construire un abri couvert pour deux voitures, malgré le refus de l’autorité compétente. Sous l’angle de la proportionnalité, notre Haute Cour a confirmé l’ordre de remise en état et de démolition, en faisant fi de l’ampleur modeste de la construction et du coût élevé de la remise en état du terrain pour le propriétaire .

Quelques jours plus tard, à l’occasion d’un second arrêt2, le Tribunal fédéral a confirmé une décision de dernière instance rendue par la Chambre administrative de la Cour de justice du canton de Genève tendant à ordonner la remise en état d’une parcelle sise sur la commune de Satigny, en partie sur la zone agricole et en partie sur la zone viticole.

En substance, les tribunaux genevois avaient jugé que les travaux de décapage et de remblayage effectués sans droit par le propriétaire de la parcelle concernée n’étaient pas couverts par l’autorisation initiale octroyée pour la construction d’un hangar agricole, raison pour laquelle la remise en état avait été ordonnée au recourant, qui s’est en outre vu infliger une amende administrative de CHF 5’000.-.

A l’encontre de cette décision, le propriétaire a principalement allégué que la remise en état violerait le principe de la proportionnalité. Ce grief a cependant été balayé par le Tribunal fédéral, qui a confirmé que “l’intérêt privé du recourant à maintenir le remblayage litigieux ne l’emportait pas sur l’intérêt public au rétablissement d’une situation conforme au droit, en tant qu’il porte sur la préservation des terres agricoles en zone viticole protégée3, tout en relevant que le recourant avait pour le surplus mis l’autorité genevoise compétente devant le fait accompli. Le juges de Mon-Repos ont en outre rappelé que les coûts financiers de la remise en état n’étaient pas un élément décisif dans la mesure où l’intérêt purement économique du recourant ne saurait avoir le pas sur l’intérêt public au rétablissement d’une situation conforme au droit, l’application stricte des règles relatives à la séparation entre les zones bâties et non-bâties répondant à une préoccupation centrale de l’aménagement du territoire.

A noter que ce n’est pas la première fois que les juges fédéraux font primer l’intérêt public au rétablissement d’une situation conforme au droit sur l’intérêt économique de l’administré, en ayant déjà confirmé notamment des ordres de remise en état bien que le coût des travaux avoisinât les CHF 300’000.-4.

En début d’année 2023, le Tribunal fédéral a encore un peu plus durci sa position en matière de construction illicite en zone agricole en se montrant particulièrement strict à l’encontre d’un propriétaire, architecte de formation, d’un chalet sis sur une parcelle agricole de la Commune de Champéry, dans lequel il vivait à l’année depuis près de 18 ans5. Dans cette troisième affaire, le propriétaire de la parcelle concernée s’était vu délivrer en 1997 par le Conseil communal une autorisation de construire, laquelle faisait suite à une première autorisation octroyée en 1995. En 2013, dans le cadre de démarches en vue la vente de ladite parcelle, l’autorisation de 1997 a été remise en question au motif que la parcelle était passée en zone non-constructible un jour après l’octroi de l’autorisation de 1995 et deux ans avant celle de 1997. La Commission cantonale des constructions (CCC), rappelant que le Conseil communal n’était pas compétent pour autoriser une construction hors de la zone à bâtir, a par conséquent estimé que l’autorisation de 1997 était nulle. A la suite d’une demande du propriétaire visant à faire constater la validité de l’autorisation, la CCC a constaté sa nullité dans la mesure où elle avait été délivrée par une autorité incompétente, en précisant qu’une régularisation n’entrait pas en ligne de compte. Elle a toutefois renoncé à exiger une remise en état des lieux, compte tenu des coûts d’une démolition et du fait que l’intéressé n’avait pas été inquiété durant 18 ans. Cette décision a été confirmée successivement, sur recours du propriétaire, par le Conseil d’Etat valaisan puis, en 2017, par la Cour de droit public du Tribunal cantonal valaisan, ensuite d’un recours formé par l’Office fédéral du développement territorial (ARE), avant que le Tribunal fédéral ne soit finalement saisi de l’affaire.

La décision cantonale a été confirmée par les juges de Mon-Repos, lesquels ont premièrement retenu que le recourant ne pouvait invoquer sa bonne foi : il avait en effet non seulement eu conscience du changement d’affectation de la parcelle intervenu en 1995 mais également, “même s’il exerçait à Genève où l’ensemble des demandes d’autorisations de construire sont traitées par les autorités cantonales, le recourant, professionnel de l’immobilier, ne pouvait prétendre ignorer l’exigence fondamentale d’une autorisation cantonale pour une construction hors zone à bâtir“. Le recourant ne pouvait par conséquent de bonne foi se croire autorisé à construire dans la zone en question. Deuxièmement et sous l’angle de la proportionnalité, le Tribunal fédéral a rejeté les griefs du recourant quant aux inconvénients que celui-ci subirait du fait des ordres de démolition et de remise en état, tant d’un point de vue économique que personnel. En effet, il a été jugé que la parcelle se trouvait dans une clairière, à quelque 80 mètres en ligne droite des premiers chalets. Le Tribunal fédéral a en outre rappelé que l’importance des frais de remise en état, estimés ici à CHF 284’000, ne sauraient constituer un obstacle à l’application stricte du principe d’inconstructibilité hors zone à bâtir. En juger autrement reviendrait à favoriser les propriétaires de constructions illégales d’une valeur élevée et d’une taille importante, représentant une infraction d’autant plus grave à la réglementation fédérale. La remise en état doit par conséquent demeurer la règle. Les juges ont néanmoins relevé qu’il convenait de tenir compte, notamment dans la fixation du délai d’exécution, de l’ensemble des circonstances (soit l’obtention d’une autorisation de construire, certes entachée de nullité, l’occupation du logement durant plus de 18 ans sans que l’illicéité ne soit connue, les conséquences financières et personnelles ainsi que l’existence d’une procédure de révision du plan d’affectation).

Et qu’en est-il de la prescription ?

Dans un arrêt de principe du 28 avril 20216, le Tribunal fédéral a précisé qu’à l’inverse de ce qui prévaut pour les zones à bâtir, l’obligation de rétablir un état conforme au droit ne s’éteint pas après 30 ans s’agissant des bâtiments et installations érigés illégalement dans l’espace non-bâti.

Le raisonnement des juges fédéraux est justifié par deux arguments principaux, à savoir la primauté du droit fédéral et la séparation stricte entre les parties constructibles et non constructibles du territoire suisse.

La Commission de l’environnement, de l’aménagement du territoire et de l’énergie du Conseil national a toutefois fortement réagi à cette jurisprudence en adoptant une motion demandant au Conseil fédéral de soumettre au Parlement un projet de loi visant à harmoniser l’application du délai de 30 ans aux constructions illégales hors zone à bâtir, estimant que cela garantirait en outre une certaine sécurité juridique, une uniformité de traitement des constructions illégales et éviterait des conséquences disproportionnées pour les propriétaires.

Cette motion a été acceptée le 6 décembre 2022 par le Conseil des Etats ; le dossier est actuellement entre les mains du Conseil fédéral. 

Conclusion

A la lecture des récentes décisions du Tribunal fédéral en matière de constructions illicites en dehors de la zone à bâtir, il convient de retenir d’une part l’application stricte du principe constitutionnel de la séparation de l’espace bâti et non-bâti, et d’autre part la (quasi) prédominance de l’intérêt public au rétablissement d’une situation conforme au droit sur l’intérêt privé des propriétaires, lequel ne “pèse pas lourd” pour reprendre les propos des juges de Mon-Repos.

L’adoption prochaine d’un projet de loi visant à introduire un délai de prescription de 30 ans constituera toutefois un pas en faveur d’un rétablissement d’une certaine forme d’égalité de traitement par rapport aux constructions sises en zone à bâtir et de la prise en considération de l’intérêt privé des propriétaires concernés, qui pourront, si les conditions sont remplies, être autorisés à conserver leurs bâtiments construits sans autorisation ou ayant fait l’objet de travaux non-autorisés7.

Quant aux propriétaires des constructions érigées illégalement il y a moins de 30 ans, ils seront contraints de vivre avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête.

Dura lex sed lex !

1 Arrêt 1C_184/2022 du 7 octobre 2022.

2 Arrêt 1C_149/2022 du 28 octobre 2022.

3 Arrêt 1C_149/2002, consid. 5.2.

4 ATF 1C_61/2014 du 30 juin 2015 consid. 5.3; arrêt 1C_136/2009 du 4 novembre 2009 ; arrêt 1C_167/2008 du 22 août 2008; arrêt 1C_29/2016 du 18 janvier 2017.

5 Arrêt 1C_533/2021 du 19 janvier 2023.

6 Arrêt 1C_469/2019 du 28 avril 2021.

7 Près de 600’000 constructions seraient potentiellement concernées dans toute la Suisse, même si seule une partie d’entre elles sont illégales ou comportent des éléments illégaux.


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